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Lena MK, mars 2024, CIN7008

L’informatique est-elle la magie noire du XXIe siècle?

À l’occasion de la conférence Observable Insights 2022, le développeur Paul Buffa a fait une session de live coding pour présenter Plot: une nouvelle librairie de visualisation de données développée par Observable. C’était fascinant de le regarder créer et transformer des visualisations en quelques minutes. La première expression qui m’est venue pour décrire ce qu’il faisait était « c’est de la magie noire ». Je suis pourtant une personne qui sait coder et qui a créé plusieurs visualisations de données par le passé. Il y avait quelque chose, dans la simplicité de cette nouvelle librairie mais surtout dans sa vitesse d’exécution et dans son aisance, qui donnait l’impression que son clavier était peut-être discrètement assorti d’une baguette magique. Cette magie n‘est cependant ni blanche ni innocente à mes yeux : le dicton « With great power comes great responsability » est souvent utilisé parmi les acteurs des communs numériques et du logiciel libre1 car le pouvoir qui provient de connaissances en informatique y est associé à une responsabilité envers le reste de la société. Particulièrement dans le cas de visualisation de données et du pouvoir des images (Freeman 2018: 48), ce qu’on choisit de visualiser, comment et à quelles fins sont des enjeux sur lesquelles je souhaite m’attarder dans ma thèse.

Si j’ai initialement effectué ce parallèle entre informatique et sorcellerie en pensant à cet effet « magie noire », j’ai ensuite relevé d’autres rapprochements qui permettent de situer ma recherche doctorale dans ce que j’appellerai des « expérimentations en sorcellerie numérique » ou experiments in digital witchcraft. Witchcraft amène particulièrement bien l’idée d’une pratique artisanale, effectuée par une sorcière. Je reprends ici le terme de sorcière en référence aux femmes diabolisées pour leurs savoirs. Sages-femme ou herboristes-guérisseuses par exemple, leurs pratiques se situent aux marges et dans les interstices des normes établies par les institutions aux pouvoir et sont ainsi réprouvées par la société. La récupération du personnage des sorcières dans les mouvements féministes propose une valorisation des ces savoirs et de ces savoirs-faire et joue du pouvoir que cette image leur confère (Chollet, Stengers 2). Personnages mal aimés, placés à l’écart de la société, il·elle·s préparent des salves ou écrivent sur leurs clavier des instructions « obscures ». Réprimé·e·s par le pouvoir en place, ces pratiques sont pourtant encadrée d’une éthique et d’un code moral qui s’applique à leurs actions.

Les limites de ce parallèle sont très évidentes: les informaticien·ne·s ne sont aujourd’hui pas envoyé·e·s au bûcher. Je nommerai toutefois le cas d’Aaron Swartz par exemple, hacktiviste qui s’est enlevé la vie après une condamnation extrêmement dure en justice. Dans la communauté du libre, il est souvent considéré comme un martyr car sa persécution par le système de justice américain avait pour but de servir d’exemple de punition aux pirates du libre-accès. La diabolisation des hackers évoque donc parfois la chasse aux sorcières, à une toute autre échelle que la persécution des femmes (et de certains hommes) pour sorcellerie bien sûr.

Le craft dans witchcraft me permet également de mettre l’accent sur le rôle de l’artisanat dans l’histoire de l’informatique. « The loom is the vangard site of software development » (Plant 1995: 46), nous dit Sadie Plant dans son article « The Future Looms: Weaving Women and Cybernetics » (1995). Elle y décrit la place essentiel du savoir-faire du tissage et des inventions liées au métier à tisser dans la conception de la machine analytique de Charles Babbing 3. Cet appareil théorise les principes qui mèneront aux premiers ordinateurs, même s’il faudra attendre presque un siècle et des impératifs militaires pour motiver et atteindre la réalisation matérielle de cette machine (Plant 1995: 52).

« We may say most aptly, [Ada] continued, that the Analytical Engine weaves Algebraical patterns, just as the Jacquard loom weaves flowers and leaves » Ada Lovelace citée par Morrisson et Morrisson, cités dans Plant 1995: 50 4

Un autre rapprochement très direct entre les pratiques artisanales et les mécanismes des ordinateurs a également été effectué par l’entreprise Fairchild, qui employait des femmes Navajo pour la fabrique de ses puces informatiques: « After years of rug weaving, Indians were able to visualize complicated patterns and could therefore memorize complex integrated circuits designs […] » (Paul Driscall, directeur d’usine, cité par Businessweek, cité dans Nakamura 2014: 926). Cette association entre artisanat autochtone et fabrication de matériel informatique, à des fins d’exploitation capitaliste ainsi que d’assimilation coloniale, est dénoncée par Lisa Nakamura dans son article « Indigenous Circuits: Navajo Women and the Racialization of Early Electronic Manufacture » (2014). Nakamura révèle sous un autre angle le rôle des femmes – et particulièrement des femmes racisées – ainsi que de leurs pratiques de l’artisanat dans l’histoire de l’informatique.

Historiquement, l’informatique n’était d’ailleurs pas une discipline « masculine ». De la contribution à l’invention même du programme (software) d’Ada Lovelace aux nombreuses femmes « calculatrices » (computers, comme popularisées dans le film Hidden figures), les mathématiciennes ont rapidement trouvé leur place dans les premières équipes de travail en informatique (Sydell 2014; à lire: Isaacson 2015). Leurs noms et leurs contributions ont toutefois souvent été effacées par l’histoire car le travail technique n’était pas considéré « méritant » d’une reconnaissance, d’autant plus qu’il était effectué par une majorité de femmes. Cette histoire commence a être réécrite, comme avec Julianne Nyhan qui met en lumière les contributions des « female keypunchers » (femmes perforatrices?) dans l’histoire des humanités numériques (2023). En fait, d’après les recherches journalistiques du NPR intitulées When women stopped coding, le biais de genre en informatique a été créé par les choix des publicitaires dans le marketing des ordinateurs personnels: « The share of women in computer science started falling at roughly the same moment when personal computers started showing up in U.S. homes in significant numbers » (Henn 2014).

En temps que programmeuse inscrite en recherche-création dans une discipline des sciences humaines, je me situe à l’intersection de plusieurs perceptions, d’idées reçues et d’enjeux institutionnels. L’image de la sorcière me permet de m’approprier l’étrangeté associée à ma pratique, de l’affirmer plutôt que de chercher à m’intégrer dans les normes de ces différents milieux. En tant qu’actrice de la communauté du libre, je me positionne aussi volontiers comme hacker, au sens défini par Gabriela Coleman dans son ouvrage Coding Freedom. The Ethics and Aesthetics of Hacking (2013), dont un chapitre s’intitule par ailleurs « The Craft and Craftiness of Hacking » (chapitre 3). À l’heure de la mise en données de collections par des institutions muséales et patrimoniales, ma recherche vise à démontrer l’usage de la contre-curation et de la visualisation interactive pour offrir une approche esthétique, sensible et non-hiérarchique des contenus culturels. La production de graphiques ou de nouvelles formes visuelles permet non seulement de produire des représentations de collections, mais aussi, dans le cas de visualisations interactives, de découvrir leurs contenus. De façon complémentaire à la médiation et à la curation, il devient possible de faciliter une forme d’accès à l’art caractérisée par la sérendipité et la sensibilité. La sorcellerie avec des données m’offre une démarche expérimentale en création visuelle algorithmique pour proposer une nouvelle forme d’accès aux données culturelles.

Glossaire de pratiques et de matières occultes

Occulte, adj. : « Qui est caché et mystérieux, en raison de sa nature inconnue ou non dévoilée. » (CNRTL)

L’informatique, dans son fonctionnement et de son rôle dans notre société (plutôt que dans son utilisation quotidienne), soulève un large éventail d’émotions chez les gens. De la peur à la fascination, l’informatique est mystique car son fonctionnement est occulte pour la majorité. Seul·e·s quelques initié·e·s comprennent les règles qui la régissent et sont capables de s’en servir, de se l’approprier. À l’image des sorcières, les informaticien·ne·s ont des pratiques/des pouvoirs que la société ne comprendrait pas et celles-ci leur donnent potentiellement une forme d’autonomie et d’indépendance face au système.

L’histoire de l’informatique révèle une certaine ironie dans le fait que les algorithmes semblent opaques aujourd’hui. En effet, lors de l’invention de la machine analytique, c’est-à-dire l’ancêtre des ordinateurs, celle-ci était considérée comme un appareil qui rendait concrètes des opérations mathématiques en les performant (Plant 1995: 50). La machine, dont on pouvait observer les rouages et les mécanismes, incarnait physiquement les étapes de résolution d’un calcul mathématique. Les premiers supports pour enregistrer des données, les cartes perforées, avaient également une dimension particulièrement concrète, où chaque donnée est visible et perceptible au toucher, et occupait une place dans un espace de rangement. On peut et on doit les manipuler pour faire fonctionner les machines. Un bug, c’était littéralement un papillon de nuit égaré dans une boîte de cartes perforées et qui a fait coincer les mécanismes (Wikipedia « Grace Hopper »).

Quand l’informatique est-elle donc devenue occulte? Un élément de réponse est dans la miniaturisation et dans les inventions en électronique. D’un coup, ces mêmes données et opérations programmables deviennent invisibles à l’œil nu, et trop rapide pour en suivre le cours. Lorsque la machine a commencé à pouvoir traiter plusieurs choses en même temps, cette démultiplication des processus a eu un impact exponentiel sur la capacité cognitive humaine à comprendre ces opérations. Aujourd’hui, onn ne peut pas se figurer le nombre de transformations et d’opérations qu’un ordinateur est capable d’exécuter en l’ombre d’une seconde.

C’est une des raisons pour lesquelles j’aime bien rouler des scripts. Je parle de scripts au sens d’un algorithme qui est enregistré dans un fichier. Mes scripts font généralement appel à une source de données externe, et transforment ces données selon des règles explicitées par mon script. Quand je suis prête, je “roule” mon script, qui va aller chercher les données, les charger, appliquer les transformations que je lui demande, et me retournera un nouveau fichier avec les données transformées. C’est un rare moment où je peux imaginer ce que fait la machine, et constater le temps d’exécution nécessaire à la réalisation de ces opérations (toujours très rapide comparé à la vitesse de calcul de l’humain moyen, mais pas instantané).

Donnée(s) et algorithme(s)

Le personnage de la sorcière-herboriste facilite également une métaphore pour définir les données et les algorithmes. En effet, les données sont comme des ingrédients: elles pré-existent à l’opération de préparation d’une potion. Elles détiennent chacune des propriétés et sont récoltées/captées 5, ou encore, préparées et transformées, en amont de la recette à suivre. L’algorithme, c’est la série d’instructions qui compose la recette: il prend des données-ingrédients en entrée et produit une potion-résultat en sortie. En mathématique, l’enseignement des fonctions est parfois illustré avec la même idée. Il existe x (une donnée) et la fonction f(). La fonction est comme une boîte noire qui reçoit x en entrée et retourne f(x) en sortie. L’algorithme, comme la plupart des recettes, nécessite plusieurs étapes – la boîte noire s’agrandit et effectue plusieurs transformations – selon un ordre précis qui produit le résultat désiré en sortie.

Data

data - capta - … enfin une définition de ce que sont des données dans A concise taxonomy for describing data as an art material (Julie Freeman et Al. 2018) et dans la thèse de Julie Freeman « Defining Data as an Art Material »

We will use the word data in this thesis to refer to digital (binary) data specifically: machine-readable, representing a set of distinct pieces of information (each individual datum) in a particular structure and format which describe something

Data Flow (Freeman 2018: 49): les étapes et les moments à questionner quand on travaille avec des données

Art data (and not data art): The term GLAM+ data leans toward a more inclusive definition of cultural heritage or GLAM data. Smaller or unconventional non-profit cultural organisations, local councils and educational institutions are also engaged in preserving, documenting, and mediating art and culture, as well as in creating and disseminating datasets. GLAM+ data typically documents a series of objects, such as artworks or archival documents. As they are all described with the same properties, one can visualise them in timelines, categorical charts, etc (extrait de ma proposition de conférence pour DHNB 2024 )

Data by Proxy — Material Traces as Autographic Visualisations Dietmar Offenhuber (2019, à lire)

Algorithme

Art algorithmique

particularité d’un processus algorithmiques

Interface / médium

De quoi parle-t-on ? quelques distinctions

Histoire de l’écran

Vera Molnar Éloge de l’ordinateur (dans les arts visuels) 1984

Caractéristiques (du médium?)

Visualisation (de données)

définitions, typologies

étapes de création d’une visualisation interactive

(issue de ma proposition de conférence DHNB 2024 )

physicalisation (de données)

Dataphys: a chronological gallery of physical visualizations and related artifacts, maintained by Pierre Dragicevic and Yvonne Jansen.

enjeux

Bibliographie

Disponible en ligne sur Zotero, avec références et annotations

Chollet, Mona. 2018. Sorcières: la puissance invaincue des femmes. Paris: Zones. http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb45614457f.

Coleman, E. Gabriella. 2013. Coding freedom: the ethics and aesthetics of hacking. Princeton: Princeton University Press. http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb44308836p.

Desmorat, Valentine. 2024. « L’entrée des femmes artistes dans la collection du MAC de 1964 à nos jours. Analyses statistiques et facteurs déterminants ». M.A., Montréal: Université de Montréal.

Dragicevic, Pierre, et Yvonne Jansen. s.d. « Gallery of Physical Visualizations and Related Artifacts ». 2023. http://dataphys.org/list/gallery/.

Freeman, Julie. 2018. « Defining Data as an Art Material ». Thèse de doctorat, Queen Mary University of London. https://qmro.qmul.ac.uk/xmlui/handle/123456789/31793.

Freeman, Julie, Geraint Wiggins, Gavin Starks, et Mark Sandler. 2018. « A Concise Taxonomy for Describing Data as an Art Material ». Leonardo 51 (1): 75‑79. https://doi.org/10.1162/LEON_a_01414.

Henn, Steve. 2014. « When Women Stopped Coding ». NPR, 21 octobre 2014, sect. Planet Money. https://www.npr.org/sections/money/2014/10/21/357629765/when-women-stopped-coding.

Krause, Lena. 2021. « Créer un atlas numérique de l’architecture publique en France (1795-1840) : éditorialisation d’une base de données en histoire de l’art ». Maîtrise en histoire de l’art, Montréal: Université de Montréal. https://www.public.archi/atlas-2021/.

Molnar, Véra. 1984. « Eloge de l’ordinateur (dans les arts visuels) ». http://www.veramolnar.com/blog/wp-content/uploads/VM1984_eloge.pdf.

Nakamura, Lisa. 2014. « Indigenous Circuits: Navajo Women and the Racialization of Early Electronic Manufacture ». American Quarterly 66 (4): 919‑41.

Nyhan, Julianne. 2023. « The history of the ‘techie’ in the history of digital humanities ». Dans On Making in the Digital Humanities: The scholarship of digital humanities development in honour of John Bradley, édité par Julianne Nyhan, Geoffrey Rockwell, Stéfan Sinclair, et Alexandra Ortolja-Baird. UCL Press. https://doi.org/10.2307/j.ctv2wk727j.

Offenhuber, Dietmar. 2019. « Data by Proxy – Material Traces as Autographic Visualizations ». arXiv. https://doi.org/10.48550/arXiv.1907.05454.

Plant, Sadie. 1995. « The Future Looms: Weaving Women and Cybernetics ». Body & Society 1 (3‑4): 45‑64. https://doi.org/10.1177/1357034X95001003003.

Isabelle Stengers, Les Possédés et leurs mondes. 2022. « L’inspiration des sorcières néo-païennes et de leurs pratiques pour changer le monde : résister, raconter, fabuler » https://www.youtube.com/watch?v=WzttKJgqvXU.

Sydell, Laura. 2014. « The Forgotten Female Programmers Who Created Modern Tech ». NPR, 6 octobre 2014, sect. The Changing Lives Of Women. https://www.npr.org/sections/alltechconsidered/2014/10/06/345799830/the-forgotten-female-programmers-who-created-modern-tech.

  1. La fondation Wikimedia l’emploie dans ses guidelines pour l’édition des articles dans Wikipédia par exemple. 

  2. Lectures à venir, dont Sorcières: la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet (2018) 

  3. Des indices à ce sujet reviennent plusieurs fois dans l’article de Sadie Plant, sans toutefois satisfaire ma curiosité au niveau de détail que je recherche. Il me semble donc pertinent de poursuivre ces recherches dans une veine d’archéologie des médias. Par ailleurs, Plant utilise l’expression « machine analytique de Babbing » tout en cherchant à souligner le rôle essentiel d’Ada Lovelace dans sa conception. D’avantage de lectures pourraient clarifier le rôle d’Ada Lovelace et permettre d’identifier s’il serait souhaitable de trouver une autre appellation pour cette invention 

  4. Citation de la citation, en attendant la lecture de Morrisson et Morrisson prévue pour cet été. 

  5. L’ingrédient n’est pas nécessairement une matière première, tout comme les données ne sont pas nécessairement le produit direct d’une mesure/captation de la réalité, mais plus souvent le produit d’un processus dont chaque étape est un parti pris sur cette réalité.